Paranoid Park - Gus Van Sant (2007)
Déformé, déchiqueté, découpé, racommodé, étiré, éclaté... Le temps chez Van Sant, c'est comme un pauvre jouet qu'un sal gosse s'amuse à maltraiter, un nounours décousu et recousu. Obsession baudelairienne que certains insultent ou craignent, le temps est évidemment indétachable du Cinéma sur lequel il ne cesse d'exercer son emprise inexorable. Des cinéastes comme Francis Ford Coppola abordent le sujet de façon élégiaque et pessimiste, mais chez Van Sant, c'est le temps qui devient la victime le temps d'un film. Le Cinéma devient une sorte d'échappatoire, la seule façon de se libérer du temps (ne serait-ce que virtuellement), de se jouer de lui et de se venger. Etiré au maximum dans la trilogie de l'errance (Gerry, Elephant, Last Days), il forme ici une véritable mosaïque.
Le concept initié dans Elephant est ici exploité à fond et la démarche devient soudain beaucoup moins naturaliste. La chronologie est complètement éclatée mais la narration est pourtant parfaitement maîtrisée du début à la fin. Le temps est ralenti, accéléré, répété. On a l'impression que Van Sant se cherche quand il répète ses plans en modifiant certains détails, quand il change étrangement d'éclairage, quand il change brutalement de point de vue, quand il modifie la netteté et la focale en cours de plan. Le montage est très heurté, complètement délinéarisé, Paranoid Park est ce que l'on pourrait appeller "un film en train de se faire", il se réinvente constamment, revient sur certains points pour les améliorer, et se clôt abruptement, sans apothéose dans une sorte d'équilibre parfait, de quintessence.
Comme toujours chez le réalisateur, la mise en scène est d'une grâce inouïe, peut-être moins impressionnante que dans Elephant mais toujours d'une beauté stupéfiante. Le cinéaste aime ses acteurs, il les carersse avec sa caméra, nous dévoile les moindres détails de leur visage avec des gros plans superbes. On reconnaît parfaitement le style vansantien, avec ces fameux travelling d'accompagnement, ces flous omniprésents, ces ralentis incessants. Le cinéaste se répète un peu d'un film à l'autre, mais ce n'est étonnamment jamais lassant car il se renouvelle sans cesse. Le chef op Christopher Doyle (qui a travaillé avec Wong Kar Wai, ce qui n'est pas rien) remanie l'esthétique, elle est ici plus grisâtre mais toujours fabuleusement belle. Van Sant enchaîne les moments de grâce, chaque plan est minutieusement travaillé jusqu'à la perfection. Même ces séquences filmées maladroitement dans le skate park avec une caméra de mauvaise qualité sont magnifiques, elles donnent une sorte d'authenticité et de dynamisme au film. L'utilisation de la musique est remarquable et originale. Celle-ci surgit parfois en plein milieu de plan, hypnotisante, déroutante, on ne l'attend pas et elle donne aux images un souffle épique. Le film entier semble baigner dans une atmosphère surréaliste et nébuleuse, on est en plein flottement, tout est doux, presque grisant.
Une scène sanglante et sensationnelle vient briser cet équilibre en plein milieu du film : la scène du meurtre autour de laquelle tous les autres fragments vont graviter. Alors que dans Last Days et consorts l'intrigue était presque complètement délaissée au profit de la contemplation, il y a une vraie trame dans Paranoid Park. Mais le Gugus n'est pas con et il ne veut pas faire de son cinéma un cinéma purement hollywoodien axé sur "l'histoire", il reste toujours très contemplatif et malin. Contrairement à ce qu'on voulait nous faire croire en le qualifiant de Crime et Châtiment dans le milieu du skate, le film est assez peu psychologique, du moins par rapport au bouquin de Dostoïevski. D'ailleurs cette comparaison faite par Van Sant lui-même est assez inappropriée pour de nombreuses raisons, et déjà parce que Raskolnikov est fou et commet son meurtre volontairement ce qui n'est pas le cas d'Alex. Evidemment, le dilemme est le même et la culpabilité est au centre du récit, mais ce n'est finalement pas ce que l'on retient du film. Un chef d'oeuvre en tout cas, qui confirme que Gus Van Sant est vraiment un putain de génie.